LE TRAITEMENT FISCAL DES PERTES DANS LES SITUATIONS TRANSFRONTALIERES [1]


   Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » N° 149
(Année 2007)


 

 

 

 COMMUNICATION DE LA COMMISSION AU CONSEIL,
AU PARLEMENT EUROPÉEN ET AU COMITÉ ÉCONOMIQUE
ET SOCIAL EUROPÉEN
 

{SEC(2006) 1690} 

1. LA COMPENSATION TRANSFRONTALIÈRE DES PERTES ET LE MARCHE INTERIEUR

1.1. Introduction

Cette communication est introduite dans le cadre de la communication relative à la coordination des systèmes de fiscalité directe des États membres dans le marché intérieur et offre un exemple de domaine qui pourrait tirer avantage d’une telle approche coordonnée[2].

La Commission s’est engagée à améliorer la compétitivité des entreprises dans l’Union européenne, qui est notamment freinée par le manque de compensation transfrontalière des pertes[3]. Dans sa communication de 2005 intitulée «La contribution des politiques fiscale et douanière à la stratégie de Lisbonne»[4], la résolution de ce problème figurait parmi les mesures ciblées pouvant être prises à court terme afin d’éliminer les obstacles fiscaux transfrontaliers auxquels sont confrontées les entreprises de l’UE. Le moment est particulièrement opportun dans le contexte de la décision récente de la Cour de justice européenne (CJE) dans l’affaire Marks & Spencer[5]. En l’absence de déduction transfrontalière des pertes, la compensation des pertes est généralement limitée aux bénéfices réalisés dans l’État membre dans lequel l’investissement a été effectué. Cela fausse les décisions des entreprises au sein du marché intérieur.

La présente Communication[6] explique les principes de base et les problèmes liés à la compensation transfrontalière des pertes. Elle propose aux Etats membres des pistes quant à la manière dont ces derniers peuvent permettre la compensation transfrontalière des pertes subies:

– au sein d’une même société (c’est-à-dire les pertes subies par une succursale ou un établissement stable de la société dans un autre État membre), ou

– au sein d’un groupe de sociétés (c’est-à-dire les pertes subies par un membre du groupe dans un autre État membre).

1.2. Le problème

Bien que les sociétés aient pour vocation de réaliser des bénéfices, il se peut qu’elles subissent des pertes. Dans la pratique, toutes les législations fiscales traitent les bénéfices et les pertes d’une façon asymétrique, les bénéfices étant imposés pour l’exercice fiscal au cours duquel ils sont réalisés tandis que l’incidence fiscale des pertes subies n’est pas répercutée fiscalement au moment où ces pertes sont subies. Il est donc nécessaire de déduire ces pertes des bénéfices afférents à la même période à l’intérieur de la société ou du groupe de sociétés afin d’éviter la surimposition. Cela évite les inconvénients de trésorerie résultant du décalage dans la prise en compte de la perte, c’est-à-dire un report de pertes et une compensation de bénéficies ultérieurs, par rapport à une compensation immédiate avec d’autres bénéfices[7]. La compensation transfrontalière des pertes empêcherait que les pertes ne soient confinées dans différentes entités.

Une société disposant de plusieurs succursales dans son pays sera en principe automatiquement imposée sur le résultat net réalisé, c’est-à-dire que les bénéfices et les pertes de ces succursales seront automatiquement et immédiatement pris en considération. Dans la plupart des autres cas, la compensation des pertes n’est possible que si elle est autorisée par une disposition particulière adoptée par l’État membre concerné.

1.3. Le marché intérieur et ses conséquences sur les décisions des entreprises

Le traitement différent des pertes transfrontalières par les États membres a des conséquences sur le fonctionnement du marché intérieur. Les questions liées à la compensation transfrontalière des pertes influence les décisions des entreprises quant à l’opportunité d’entrer sur un nouveau marché. Le manque (ou la limitation) de compensation transfrontalière constitue un obstacle à l’entrée sur d’autres marchés, maintenant ainsi une segmentation artificielle du marché intérieur selon une logique nationale.

Par conséquent, les entreprises dans les grands États membres, qui sont en mesure de réaliser des économies d’échelle plus importantes à l’intérieur de leur propre marché national, auront un avantage par rapport aux concurrents potentiels issus des États membres plus petits, même si ces derniers se montrent plus innovateurs et efficaces. Les grandes sociétés auront normalement plus d’activités dans différents États membres, comparées aux petites sociétés, ce qui leur permettra d’absorber plus facilement les pertes. De même, les États membres disposant d’importants marchés nationaux possèdent un avantage car il est plus probable que les sociétés aient déjà investi sur ces marchés, permettant ainsi aux pertes issues des investissements d’être imputées sur la base imposable positive générée par d’autres activités. Cette question revêt une importance particulière pour les PME en ce qui concerne les pertes encourues en phase de démarrage, découlant de nouveaux investissements opérés à l’étranger[8]. Par conséquent, l’absence, ou l’application limitée, de compensation transfrontalière des pertes:

– favorise les investissements nationaux et découragera les investissements dans d’autres États membres,

– favorise les investissements transfrontaliers dans les grands États membres,

– favorise les grandes sociétés par rapport aux PME pour les investissements transfrontaliers,

et

– influence le choix entre un établissement stable et une filiale au moment de décider d’une forme d’établissement.

Ces distorsions entraînent tant pour les entreprises que les consommateurs des prix plus élevés que ceux qui seraient normalement pratiqués, et corrélativement une diminution des richesses. Dans les cas où la compensation limitée des pertes conduit à une diminution de la concurrence sur les marchés d’un État membre, les sociétés dominantes en souffriront à long terme car elles seront moins incitées à faire preuve d’innovation et d’efficacité.

1.4. La compensation transfrontalière des pertes et la jurisprudence de la Cour de justice européenne

La Cour de justice européenne s’est prononcée sur la compensation transfrontalière des pertes en matière d’établissements stables dans les affaires Futura[9] et AMID[10].

Dans l’affaire Futura, la Cour de justice européenne a examiné la situation du point de vue de l’État d’accueil de l’établissement stable, estimant que le principe de territorialité pouvait justifier de limiter le montant du report possible de pertes autorisé dans cet État aux pertes économiquement liées aux revenus perçus dans cet État.

Dans l’affaire AMID, se plaçant dans une perspective d’État de résidence, la Cour de justice européenne a estimé que l’exonération de l’imposition des bénéfices des établissements stables situés au Luxembourg en vertu de l’accord de double imposition conclu par ce pays avec la Belgique n’établissait pas, en matière de compensation de pertes, de différence objective entre la situation d’une société belge ayant un établissement stable au Luxembourg et celle d’une société belge ayant un établissement (succursale) en Belgique[11]. En l’absence de justification, le traitement différent de ces deux sociétés en matière de déduction des pertes est contraire à la liberté d’établissement et ne peut pas être accepté[12].

La question de la compensation transfrontalière des pertes entre sociétés a fait l’objet d’une décision de la Cour de justice européenne pour la première fois dans l’affaire Marks & Spencer. La Cour a estimé que le refus de permettre à la société mère située au Royaume-Uni de réduire son bénéfice imposable par imputation de pertes subies par des filiales établies dans d’autres États membres qui ne poursuivent pas leurs activités au Royaume-Uni constitue une infraction à la liberté d’établissement prévue par le traité CE. Des pertes d’exploitation avaient finalement entraîné l’arrêt complet des activités de la plupart des filiales.

Le Royaume-Uni a avancé plusieurs justifications à cette restriction: a) la nécessité d’une répartition équilibrée du pouvoir d’imposition entre les États membres, b) la nécessité d’empêcher que les pertes ne soient prises en compte deux fois, et c) le risque d’évasion fiscale. La Cour de justice européenne a accepté que ces trois éléments, pris ensemble, pourraient justifier l’application de dispositions restreignant la liberté d’établissement[13]. Elle a cependant estimé que le régime du Royaume-Uni de dégrèvement de groupe ne respecte pas le principe de proportionnalité lorsque la filiale a épuisé les possibilités de prise en compte des pertes qui existent dans son État de résidence.

2. LES PERTES A L’INTERIEUR D’UNE SOCIETE – LA QUESTION DES PERTES SUBIES PAR LES ETABLISSEMENTS STABLES

Les pertes à l’intérieur d’une société peuvent être définies comme les pertes subies par les entités dépendantes de cette société, par exemple les départements autonomes, les succursales, les établissements stables.

2.1. Le traitement fiscal des pertes dans des situations internes

La compensation des pertes découlant des opérations nationales à l’intérieur d’une seule société est automatiquement accordée dans tous les États membres et garantit que les pertes à l’intérieur de la société sont immédiatement prises en compte. Étant donné que la société sera imposée sur le résultat net réalisé par l’ensemble de ses succursales nationales, la perte sera automatiquement réintégrée une fois que la partie de l’entreprise ayant subi des pertes redevient rentable.

2.2. Le traitement fiscal des pertes dans des situations transfrontalières

La société sera généralement imposée, en tant que société non résidente, sur le résultat réalisé par son établissement stable dans l’État membre où cet établissement stable est situé. En vertu du droit communautaire, l’établissement stable doit bénéficier du même traitement selon la législation nationale que les entités résidentes, par exemple en matière de report de pertes sur des exercices fiscaux antérieurs ou ultérieurs[14].

L’établissement stable voit ses résultats cumulés avec l’ensemble des résultats de la société. Les accords de double imposition accordent normalement à l’État membre d’accueil la compétence fiscale primaire sur les bénéfices de l’établissement stable. L’État membre du siège central ne détiendra en général que la compétence fiscale secondaire sur ces bénéfices. Le choix par l’État membre de la technique pour éviter la double imposition dépend de celle des deux méthodes visées à l’article 23 de la convention modèle de l’OCDE (la méthode d’imputation et la méthode d’exemption) qui a été adoptée dans les accords de double imposition avec l’autre État membre.

a) La méthode d’imputation

La méthode d’imputation se caractérise par la prise en considération du revenu mondial dans l’État de résidence de la société. Les impôts acquittés à l’étranger sont imputés sur la partie de l’impôt national correspondant aux revenus imposables à l’étranger. La méthode d’imputation fonctionne de manière similaire au traitement des pertes des établissements nationaux. Toutes les pertes seront prises en compte lors de la détermination du revenu mondial.

b) Méthode d’exemption …

La méthode d’exemption exclut généralement les revenus imposés dans l’État de la source de la base imposable du siège central.

(1) … sans déduction des pertes

Les résultats des établissements stables n’étant pas pris en compte au niveau du siège central, aucune déduction des pertes n’est dès lors possible. Cette approche est celle appliquée par sept États membres.

(2) … avec déduction (temporaire) des pertes

Actuellement, cinq États membres permettent la déduction des pertes des établissements stables situés dans un autre État membre, bien qu’ils exonèrent les bénéfices des établissements stables. Ces pertes sont réintégrées une fois que l’établissement stable redevient rentable (assurant ainsi la cohésion fiscale).

2.3. Liberté d’établissement et pertes à l’intérieur d’une société

Si les pertes subies par les établissements stables ne peuvent pas être compensées par les bénéfices du siège central («compensation verticale des pertes en amont»), il existera une différence de traitement par rapport à une situation purement nationale. L’exercice de la liberté d’établissement perd alors de son attrait et il est possible qu’une société renonce à implanter un établissement stable dans un autre État membre. Une telle différence de traitement constitue un obstacle à la liberté d’établissement, ce qui est interdit par l’article 43 CE. La Cour de justice européenne a explicitement établi dans l’affaire AMID que la situation d’une société ayant un établissement stable à l’étranger est comparable à celle d’une société n’en ayant pas[15].

Un mécanisme de récupération pourrait répondre à la nécessité d’empêcher que les pertes ne soient prises en compte deux fois. Tandis que dans les situations nationales, la récupération des pertes se produit automatiquement, dans les situations transfrontalières il y a lieu de prévoir expressément un mécanisme de récupération. Le fait que cinq États membres le font déjà montre qu’un système de déduction des pertes et de récupération sur les bénéfices futurs est faisable.

Le risque d’évasion fiscale est très limité pour les pertes subies par un établissement stable puisque les pertes ne sont prises en compte qu’une seule fois au niveau du siège central («compensation verticale des pertes en amont»).

3. LES PERTES AU SEIN D’UN GROUPE DE SOCIETES – LA QUESTION DES PERTES SUBIES PAR LES FILIALES ETRANGERES

3.1. La raison d’être de la compensation des pertes au sein d’un groupe de sociétés

Les entreprises qui ont la personnalité morale en vertu du droit civil sont généralement soumises à l’impôt des sociétés dans tous les États membres. La création d’une société conduit à la constitution d’une entité séparée tant d’un point de vue juridique que fiscal. Un groupe de sociétés ne possède pas de personnalité morale et n’est pas non plus reconnu comme une entité fiscale unique à part entière. Par conséquent, au sein d’un groupe de sociétés, les pertes ne sont pas automatiquement prises en compte comme elles le sont au sein d’une société. Cependant, d’un point de vue économique, un groupe de sociétés peut être considéré comme une seule entité économique. De nombreux États membres ont introduit un système national d’imposition des groupes afin de traiter un groupe comme une seule entité économique. Toutefois seul un nombre limité, quoique croissant, d’États membres dispose de systèmes de compensation des pertes qui s’appliquent également aux situations transfrontalières[16].

L’absence d’un régime national d’imposition des groupes fausse les décisions relatives à la forme juridique des investissements (en favorisant la création d’établissements plutôt que de filiales), mais pas les décisions concernant l’emplacement des investissements. L’absence d’une compensation transfrontalière des pertes pour les groupes de sociétés peut néanmoins fausser les décisions des entreprises tant en ce qui concerne la forme juridique des investissements que leur emplacement.

3.2. La compensation nationale des pertes au sein des groupes de sociétés

Six États membres ne possèdent pas de système national d’imposition des groupes. Les régimes appliqués par les dix-neuf autres États membres peuvent être classés dans les trois catégories suivantes:

(a) système de «transfert intragroupe des pertes» (sept États membres);

(b) «globalisation» des résultats du groupe (onze États membres), ou

(c) consolidation fiscale complète (un État membre).

Le terme «transfert intragroupe des pertes» couvre à la fois la «compensation des pertes du groupe» et la «contribution intragroupe». Ces deux systèmes permettent un transfert définitif des revenus entre sociétés afin de compenser les pertes par les bénéfices à l’intérieur d’un groupe. Selon la méthode de «déduction de groupe», les pertes d’un membre du groupe peuvent être transférées (ou «abandonnées») à un membre bénéficiaire du groupe. Selon la méthode de «contribution intragroupe», les bénéfices d’un membre du groupe peuvent être transférés à un membre du groupe déficitaire. Dans la mesure où la «contribution intragroupe» est utilisée pour éliminer les pertes, elle a donc le même effet économique qu’un système de «transfert intragroupe des pertes».

Le système de «globalisation» implique d’agréger tous les résultats fiscaux individuels (c’est-à-dire les pertes et les bénéfices) des membres d’un groupe au niveau de la société mère. Cette «globalisation» n’est pas nécessairement liée à l’existence de pertes bien que ce soit la raison principale d’appliquer ce système. La «consolidation fiscale complète» va plus loin que le système de globalisation étant donné que pour des raisons fiscales, on ne tient pas compte de la personnalité juridique des membres du groupe ni des éventuelles transactions intragroupes. Les résultats du groupe sont déterminés sur la base d’un seul compte de résultats.

Toutes les méthodes, lorsqu’elles sont appliquées au niveau national prévoient à l’intérieur du groupe une compensation des pertes verticale ascendante/descendante (c’est-à-dire entre société mère et filiale) et horizontale (c’est-à-dire entre filiales). Cela signifie que si le groupe présente une perte nette globale, les bénéfices des membres individuels du groupe ne seront pas soumis à l’impôt mais seront compensés à hauteur des pertes. Toutes les méthodes permettent la compensation immédiate en empêchant que les pertes ne soient confinées dans différentes entités. En raison de la récupération automatique, la compensation est généralement temporaire et se termine lorsque la filiale déficitaire redevient rentable. La compensation n’est permanente que si les pertes sont définitives.

Le fait de traiter de la compensation transfrontalière des pertes en étendant simplement aux situations transfrontalières les systèmes appliqués dans des situations internes, bien que cela représente une amélioration par rapport à la situation existante, ne donnerait pas de résultat idéal. En situation interne, la récupération des pertes est automatique : pour étendre un tel système à des situations transfrontalières, il faut donc un mécanisme explicite de récupération. Il pourrait aussi être techniquement difficile d’étendre tous les aspects d’un système national de compensation des pertes à une situation transfrontalière. Tous les États membres qui disposent d’un système de compensation transfrontalière des pertes appliquent des règles différentes aux situations transfrontalières et nationales.

3.3. La définition de la portée d’une mesure spécifique

3.3.1. Définition par rapport à une assiette consolidée commune pour l’impôt des sociétés (ACCIS)

Toute mesure ciblée visant à introduire une compensation transfrontalière des pertes représente une solution provisoire dans l’attente de l’adoption d’une assiette consolidée commune pour l’impôt des sociétés. Une mesure de ce type serait plus simple à élaborer et à mettre en Å“uvre mais sa portée serait nécessairement plus restreinte qu’une ACCIS à l’échelle communautaire. Cela ne requerrait pas d’harmonisation des systèmes fiscaux ni de l’assiette imposable. A la différence de l’ACCIS, qui est basée sur une approche «multilatérale» ou «commune», une mesure ciblée pourrait théoriquement être conçue uniquement pour être mise en Å“uvre et appliquée par un seul État membre («unilatéralement»). Cependant l’approche la plus appropriée consisterait en une action coordonnée entre le pays d’origine et le pays de l’investissement étranger.

3.3.2. Implications de l’arrêt dans l’affaire C-446/03 Marks & Spencer

De cet arrêt, il est possible de déduire les principes et orientations suivants : tout d’abord, afin de protéger une répartition équilibrée des pouvoirs d’imposition, l’État de la société mère accorderait uniquement une compensation de pertes permanentes dans le cas de pertes définitives. Ensuite, pour empêcher que les entreprises ne comptabilisent les pertes deux fois, il convient de subordonner la compensation au fait que la filiale ait d’abord épuisé les possibilités immédiates de compensation des pertes dont elle dispose dans son État membre de résidence. Enfin, le risque d’évasion fiscale augmente lorsqu’un groupe de sociétés peut librement décider du moment et du lieu où il souhaite voir ses pertes (et ses bénéfices) pris en compte à des fins fiscales. Ce problème est d’autant plus aigu si une entreprise a un grand choix lorsqu’il s’agit de compenser ses pertes de manière horizontale ou verticale descendante. Les entreprises tendraient naturellement à attribuer les pertes aux entreprises là où l’intérêt fiscal est le plus élevé.

La Commission estime que ces craintes peuvent en grande partie être dissipées en limitant la compensation transfrontalière aux situations verticales ascendantes. Cette option, associée à une disposition de récupération et à l’exigence que toute possibilité de compensation dont dispose la filiale ait d’abord été épuisée, réduirait le risque d’évasion fiscale.

3.3.3. Cadre conceptuel: principes directeurs d’une mesure ciblée

Une mesure ciblée portant sur la compensation transfrontalière des pertes doit garantir que les groupes de sociétés qui mènent leurs activités dans plusieurs États membres soient, dans la mesure du possible, traités de la même manière que celles qui opèrent dans un seul État membre. Elle doit en particulier prévoir que les pertes soient déduites de l’assiette imposable pour l’exercice au cours duquel elles se sont produites. Une mesure spécifique doit donc :

(a) permettre une déduction efficace et immédiate, en une seule fois, des pertes,

(b) permettre, au minimum, de prendre les pertes en compte au niveau de la société mère (compensation «verticale ascendante»),

(c) ne pas provoquer normalement de déplacement de revenus d’un État membre à l’autre, à moins que les pertes ne soient définitives et qu’il n’existe pas de possibilité de compensation dans l’État où les pertes se sont produites,

(d) épuiser d’abord au niveau national les possibilités de compensation des pertes, et

(e) ne pas laisser de place aux abus.

3.4. Les alternatives à la compensation transfrontalière des pertes

En théorie, trois alternatives assurent un niveau minimum de compensation des pertes. Ces méthodes ne diffèrent pas quant à la prise en compte des pertes mais quant au traitement des bénéfices futurs de la filiale au niveau de la société mère.

3.4.1. Alternative 1: Transfert définitif des pertes («compensation des pertes intragroupes»)

Ce système mènerait à un transfert définitif des pertes (à l’intérieur d’un régime de «compensation des pertes du groupe», comme c’était le cas pour Marks & Spencer) ou des bénéfices (à l’intérieur d’un régime de «contribution intragroupe»), sans récupération, à moins que des mesures de rééquilibrage n’aient été introduites. Une possibilité de neutraliser l’effet sur les recettes fiscales de l’État membre dans lequel réside une entreprise consisterait à introduire un système de compensation de sorte que l’État membre de l’entreprise qui transfère la perte apporterait une compensation à l’État membre de la société qui les a prises en charge. Ce système devrait tenir compte de toute différence significative entre les taux d’imposition applicables et les règles de comptabilité fiscale. Il faut également veiller aux problèmes de planification fiscale.

3.4.2. Alternative 2: Transfert temporaire des pertes (méthode de la «déduction / réintégration»)

Dans ce régime, les pertes d’une filiale située dans un autre État membre qui ont été déduites des résultats de la société mère, sont récupérées plus tard, lorsque la filiale redevient rentable. Cela se traduit par un transfert temporaire des pertes. C’est l’approche que préconisait la proposition de directive de 1990[17].

L’avantage de cette méthode est qu’elle est relativement facile à appliquer. D’abord, les pertes sont déduites, ensuite, lorsque la filiale redevient rentable, les pertes antérieurement déduites sont réintégrées ce qui entraîne une charge fiscale correspondante pour la société mère. Ce mécanisme implique dès lors un avantage fiscal temporaire procuré par la prise en compte des pertes au niveau de la société mère et évite ainsi les désavantages en termes de trésorerie qui seraient survenus si cette prise en compte temporaire des pertes n’avait pas existé.

3.4.3. Alternative 3: Compensation des pertes par une imposition courante des résultats de la filiale («système de bénéfices consolidés»)

Selon ce système, les pertes et les bénéfices réalisés au cours d’un exercice fiscal déterminé par un (des) membre(s) du groupe sont pris en compte au cours d’une période donnée, au niveau de la société mère. Les filiales consolidées seront traitées comme des établissements stables. La méthode d’imputation est appliquée pour éviter une double imposition. L’impôt acquitté dans l’État de résidence de la filiale peut être imputé sur l’impôt à verser dans l’État membre de la société mère pour les revenus de la filiale. La répartition des bénéfices entre les membres du groupe n’est pas prise en compte.

La mise en Å“uvre de ce système n’est pas liée ou limitée à la présence de pertes (bien que ce soit la principale raison de son application). Ainsi, dès lors que la filiale a opté pour ce système, celui-ci sera mis en Å“uvre pendant une certaine période, par exemple 3 ou 5 ans, voire plus.

Ce système de consolidation des bénéfices serait conçu pour inclure:

– une ou plusieurs filiales sélectionnées à la discrétion du contribuable – un régime sélectif,

ou

– toutes les filiales d’un groupe- un régime complet.

De ces deux régimes, le régime sélectif exigerait moins de documentation mais serait plus sensible aux techniques agressives de planification fiscale consistant à centraliser des coûts dans les filiales choisies pour la consolidation. Avec le régime complet, la position financière globale du groupe serait sujette à imposition dans l’État de résidence de la société mère. L’application de la méthode de l’imputation contribuerait à éliminer en profondeur l’arbitrage fiscal concernant la base et le taux d’imposition. Le principal inconvénient serait l’augmentation du coût de mise en conformité dans la mesure où les revenus de tous les membres du groupe devraient être recalculés en fonction des règles fiscales de l’État membre de la société mère[18].

4. CONCLUSION

La Commission souligne la nécessité de disposer de systèmes efficaces permettant la compensation transfrontalière des pertes à l’intérieur de l’Union européenne. Les rares possibilités d’appliquer ce type de compensation constituent l’un des obstacles les plus importants à l’activité transfrontalière des entreprises et à un marché intérieur efficace. L’introduction de systèmes de compensation transfrontalière des pertes profitera en particulier aux PME qui souffrent actuellement de l’absence de tels systèmes. Cela lèvera également l’un des principaux obstacles à l’émergence d’entreprises communautaires compétitives sur le marché mondial.

 

Pertes au sein d’une société

Dans les cas où les États membres ne permettent pas de prendre en compte les pertes subies par les établissements stables dans d’autres États membres, la Commission encourage vivement ces États membres à réexaminer leurs systèmes fiscaux afin de promouvoir la liberté d’établissement prévue par le traité CE.

Pertes au sein d’un groupe de sociétés

La Commission encourage les États membres à introduire et appliquer des régimes fiscaux nationaux pour la compensation de pertes au sein des groupes de sociétés qui assurent un traitement équivalent à celui existant pour la compensation de pertes au sein d’une société individuelle. Cela éliminerait les distorsions et renforcerait l’attrait du pays envisagé comme lieu d’investissement, ce qui contribuerait à mettre en Å“uvre les objectifs de la Stratégie de Lisbonne.

La Commission souligne la nécessité d’augmenter les possibilités de compensation transfrontalière des pertes au sein des groupes de sociétés en vue du développement des entreprises sur l’ensemble du marché unique et à l’échelle mondiale.

La présente communication présente trois approches possibles pour offrir la compensation transfrontalière des pertes. La réponse doit être coordonnée afin d’optimaliser les avantages pour le marché intérieur et éviter les doubles emplois dans les vingt-cinq États membres.

La Commission invite le Conseil, le Parlement européen et le Comité économique et social européen à examiner les propositions avancées dans la présente communication afin d’encourager les États membres à:

  • réexaminer les systèmes nationaux existants pour permettre la compensation de pertes au sein d’une société dans des situations transfrontalières,
  • mettre rapidement en Å“uvre une ou plusieurs possibilités proposées dans la présente communication pour traiter les pertes subies à l’intérieur des groupes de sociétés, et
  • envisager la manière dont les suggestions contenues dans la présente communication peuvent être appliquées tant dans un cadre national que transfrontalier, en améliorant les régimes de compensation des pertes existants et en en introduisant de nouveaux.


Annexes techniques[19]

 

DOCUMENT DE TRAVAIL DES SERVICES DE LA COMMISSION


{COM(2006) 824 final}

 

Annexe I

 

Effets de la compensation transfrontalière des pertes sur la trésorerie

 

Exemple:

 

La branche d’activité 2 subit une perte de 100 au cours de l’année t et réalise un bénéfice de 100 au cours de l’année t+1, la branche d’activité 2 enregistre un résultat de 100 au cours des années t et t+1. Le taux d’imposition est de 25 %.

a) compensation immédiate de la perte de la branche d’activité 2 avec les bénéfices de la branche d’activité 1;

b) pas de compensation immédiate de la perte au cours de l’année t, mais report de la perte et donc compensation avec des bénéfices ultérieurs de la même branche d’activité.

 

Par hypothèse, les impôts sont toujours acquittés en milieu d’année.

 

Tableau (a) : Imposition avec compensation immédiate de la perte

 

 

1 Taux d’intérêt i = 5 %.

2 50 x 1,05 – 2 = 50 / 1,05 2 = 45,35

 

Tableau (b): Imposition avec report de la perte

 

 

3 Le bénéfice de 100 de l’année t+1 est apuré par la perte reportée de l’année t. La base imposable est donc de 0.

4 25 x 1.05 – 1 + 25 x 1.05 – 2 = 25 / 1.05 1 + 25 / 1.05 2 = 23.81 + 22.68 = 46.49

 

Note explicative:

 

Dans les deux cas de figure, le résultat global des deux branches d’activité s’élève à 200 sur les 2 ans envisagés et l’impôt total dû est de 50,00. Le tableau (a) montre qu’en bénéficiant de la déduction fiscale au cours de l’année t, on peut éviter le désavantage en termes de trésorerie (que l’on peut quantifier en faisant la différence entre les deux valeurs nettes actualisées, ce qui correspond au flux de trésorerie escompté). Ce désavantage en termes de trésorerie surviendra toujours dans les cas où la perte ne peut être compensée par le bénéfice réalisé au cours de l’année donnée. Dans un souci d’exhaustivité, il convient de mentionner que le même résultat pourrait également être obtenu au niveau de l’entité qui subit la perte en recourant au report de la perte qui se concrétiserait par un remboursement de l’impôt afférent aux périodes imposables antérieures. Le report des pertes sur l’exercice fiscal antérieur présenterait, dans les limites d’un acquittement positif de l’impôt au cours des exercices fiscaux précédents, certaines caractéristiques d’un impôt négatif.

 


Annexe II

 

Aperçu des méthodes appliquées pour la compensation nationale et transfrontalière des pertes à l’intérieur d’une société et d’un groupe de sociétés Compensation nationale des pertes

 

 

 


Annexe III

 

Traitement fiscal en vertu des conventions applicables de double imposition, au niveau du siège central, des pertes subies par les établissements stables dans 24 États membres*) et dans les pays adhérents

 

 

 

Note: Dans la pratique, les États membres peuvent appliquer les deux méthodes pour éliminer la double imposition. Cette classification reflète la politique globale des États membres à l’égard de la méthode d’imputation ou d’exemption dans leurs conventions préventives de la double imposition.

 

*) Dans l’État membre manquant, l’Estonie, les bénéfices non distribués ne sont pas imposables; l’impôt des sociétés n’est levé qu’au moment où les bénéfices sont distribués aux actionnaires. Étant donné que seuls les bénéfices peuvent être distribués, cela implique que les pertes doivent être prises en compte.

 


Annexe IV

 

Aperçu des régimes nationaux d’imposition des groupes dans les États membres et les pays adhérents

 

 

 

*) En Estonie, un impôt sur les sociétés est prélevé uniquement lorsque des bénéfices sont distribués. Une distribution de bénéfices par un groupe n’est donc possible que lorsque le bilan consolidé fait apparaître des bénéfices, c’est-à-dire après avoir tenu compte des pertes des membres (étrangers) du groupe. Si le bilan consolidé fait apparaître des pertes, aucune distribution de bénéfices n’est possible et par conséquent, aucun impôt sur les sociétés n’est dû – ce qui entraîne un traitement symétrique des bénéfices et des pertes.

 


Annexe V

 

Aperçu des méthodes appliquées pour la compensation nationale et transfrontalière des pertes dans les États membres qui permettent la compensation des pertes dans les deux cas

 

 

 

*) Le régime espagnol s’applique uniquement aux entreprises appartenant à des sociétés espagnoles dans des filiales étrangères non cotées et consiste à réduire la valeur de la participation de la société mère dans la filiale du montant de la perte fiscale de la filiale étrangère.

 


Annexe VI

 

Possibilités de compensation de pertes à l’intérieur d’un groupe de sociétés

 

 

 

Attribution des pertes pour les compensations «verticales descendantes» – Le problème de la valeur fiscale des pertes

 

 

 


Annexe VII

 

Règles pour les reports ou les reports en arrière des pertes dans les États membres

 

 

 


Annexe VIII

 

Règles des régimes nationaux et transfrontaliers d’imposition des groupes

 

 


[1] Source : Commission européenne – Direction générale Taxud – COM(2006) 824 final – http://ec.europa.eu/taxation_customs.

[2] COM(2006) 823 final.

[3] COM(2001) 582 final, «Vers un marché intérieur sans entraves fiscales», p. 16.

[4] COM(2005) 532 final, p. 9.

[5] Affaire C-446/03 Marks & Spencer [2005], non encore publié.

[6] Le document de travail des services de la Commission SEC(2006)1690 contient des annexes techniques comportant des explications et des tableaux complémentaires.

[7] Dans l’affaire C-397/98 Metallgesellschaft [2001] Recueil de jurisprudence, p. I-1727, la Cour de justice européenne a estimé que des inconvénients pour les flux de trésorerie, tels qu’il s’en produit lorsqu’il n’existe pas de compensation immédiate de pertes, suffisent à constituer une atteinte à la législation communautaire.

[8] Les difficultés particulières rencontrées par les PME dans le cadre de l’activité économique transfrontalière (manque de compensation transfrontalière de pertes et coûts élevés de mise en conformité) sont traitées par la Commission dans sa Communication relative à un système pilote d’imposition selon les règles de l’État de résidence (COM(2005) 702 final).

[9] Affaire C-250/95 Futura [1997] p. I-2492.

[10] Affaire C-141/99 AMID [2000] p. I-11621.

[11] Affaire C-141/99 AMID [2000] p. I-11621, paragraphes 28 et 29.

[12] Ibid, paragraphes 30 et 31.

[13] Affaire C-446/03, Marks & Spencer [2005] paragraphe 51.

[14] Par exemple, affaire C-311/97, Royal Bank of Scotland [1999], Recueil de jurisprudence, p. I-2651.

[15] Affaire C-141/99, AMID [2000], p. I-11621, paragraphes 25 et suivants.

[16] Le Danemark et la France ont appliqué de tels régimes pendant de nombreuses années. L’Italie et l’Autriche les ont introduit en 2004 et 2005.

[17] COM(90) 595 final. Proposition retirée, JO C 5 du 9.1.2004, p. 20.

[18] Pour les PME, l’imposition selon les règles de l’État de résidence pourrait régler les principaux inconvénients.

[19] Source : Commission européenne – Direction générale Taxud – Document de travail des Services de la Commission : Annexes techniques SEC/2006/1690.

 

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