LA COUR DE JUSTICE EUROPEENNE SE PRONONCE SUR LES REGLES DE LA «SOUS CAPITALISATION» EN GRANDE BRETAGNE

 


 Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » N° 149
(Année 2007)


La sous-capitalisation consiste à financer une société par voie de prêts de préférence à des fonds propres afin de bénéficier d’un traitement fiscal plus avantageux.

La législation fiscale britannique contient des règles anti-abus qui visent à agir contre la « sous-capitalisation ». Lorsqu’une société paye les intérêts en rémunération d’un prêt, ces versements sont déductibles des bénéfices imposables. En revanche, les distributions de bénéfices sont soumises à l’impôt anticipé sur les sociétés. 

Le droit national britannique 

La législation britannique a subi plusieurs modifications au fil des années concernant cette question. Un rapide rappel des dispositions est fait.

Initialement, la loi prévoyait que conformément à l’article 209, paragraphe 2, sous d), de l’ICTA, les intérêts payés par une société résidente du Royaume-Uni en rémunération d’un prêt sont considérés comme une distribution de bénéfices de cette société dans la mesure où ces intérêts représentent plus qu’un rendement économique raisonnable dudit prêt.

Cette règle s’applique tant lorsque le prêt est accordé par une société résidant au Royaume-Uni que lorsqu’il est accordé par une société non-résidente. La partie des intérêts qui dépasse un rendement économique raisonnable n’est plus déductible des bénéfices imposables de la société emprunteuse, mais est traitée comme un bénéfice distribué (dividende). De ce fait, la société emprunteuse devient redevable de l’impôt anticipé sur les sociétés (advance corporation tax – ACT) conformément à l’article 14 de l’ICTA.

En outre, l’article 209 de l’ICTA qualifie de «bénéfice distribué» tous intérêts autres que ceux considérés comme tel en vertu de cette même disposition sous d), payés par une société résidente du Royaume-Uni à une société non-résidente appartenant au même groupe de sociétés, même si ces intérêts correspondent à un rendement économique raisonnable du prêt en question. Cette règle s’applique aux prêts accordés par une société non-résidente à une filiale résidente dont la première société détient 75 % du capital ou lorsque les deux sociétés sont des filiales à 75 % d’une tierce société non-résidente.

Toutefois, en vertu de l’article 788, paragraphe 3, de l’ICTA, les dispositions nationales susmentionnées ne s’appliquent pas si une convention préventive de la double imposition écarte leur application, tout en garantissant que, sous certaines conditions, les intérêts puissent être déduits à des fins fiscales. En fonction des conditions sous lesquelles l’intérêt est déductible, les conventions de double imposition conclues par le Royaume-Uni peuvent être classées en deux catégories.

En vertu des conventions de double imposition de la première catégorie, telles que celles conclues avec l’Allemagne, l’Espagne, le Luxembourg, l’Autriche et le Japon, les intérêts sont déductibles si, compte tenu du montant du prêt en question, le montant des intérêts correspond à ce qui aurait été convenu en l’absence de relations spéciales entre les parties ou entre les parties et une tierce personne.

Les conventions de double imposition de la seconde catégorie, telles que celles conclues avec la France, l’Irlande, l’Italie, les Pays-Bas, les États-Unis et la Suisse, soulèvent la question plus générale de savoir si le montant des intérêts dépasse, pour quelque raison que ce soit, ce qui aurait été convenu en l’absence de relations spéciales entre les parties ou entre les parties et une tierce personne, question qui inclut celle de savoir si le montant du prêt lui-même excède ce qui aurait été prêté en l’absence desdites relations spéciales.

En vertu de l’article 808A de l’ICTA, il convient de tenir compte, en ce qui concerne la seconde catégorie de conventions de double imposition, de l’ensemble des facteurs concernés, y compris de la question de savoir si, en l’absence de relations spéciales entre le débiteur des intérêts et son bénéficiaire, le prêt aurait tout de même été accordé et, si tel était le cas, du montant qui aurait été prêté ainsi que du taux d’intérêt qui aurait été convenu. 

Les modifications législatives intervenues en 1995 

La loi de finances de 1995, a revu la rédaction de l’article 209, aux termes duquel sont qualifiés de «bénéfice distribué» les intérêts versés entre les membres d’un même groupe de sociétés pour autant qu’ils dépassent ce qui aurait été payé en l’absence de relations spéciales entre le débiteur de ces intérêts et le bénéficiaire.

Cette règle s’applique aux prêts accordés par une société à une autre société dont la première détient 75 % du capital ou lorsque les deux sociétés sont des filiales à 75 % d’une tierce société.

Toutefois, l’article 209 ne s’applique pas lorsque le débiteur des intérêts et le bénéficiaire de ces derniers sont tous deux soumis à l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni.

L’article 209, de l’ICTA précise les critères sur la base desquels un versement d’intérêts doit être qualifié de bénéfice distribué. Ainsi cet article 209 dans sa rédaction globale détermine dans quelle mesure des sociétés peuvent être regroupées pour déterminer le niveau de leurs emprunts sur une base consolidée.

Les modifications législatives intervenues en 1998

La loi de finances de 1998 a introduit l’annexe 28AA à l’ICTA, comprenant des règles relatives aux prix de transfert, qui s’appliquent également aux versements d’intérêts entre sociétés.

Les transactions entre deux sociétés sous contrôle commun relèvent de ces règles si les conditions sous lesquelles elles sont conclues sont différentes de ce qu’elles auraient été si ces sociétés n’avaient pas été sous contrôle commun et lorsque ces conditions procurent à l’une des parties concernées un avantage potentiel au regard de la législation fiscale du Royaume-Uni.

La notion de contrôle commun inclut soit la participation directe ou indirecte d’une société à la gestion, au contrôle ou au capital de l’autre société concernée, soit la participation directe ou indirecte d’une tierce personne à la gestion, au contrôle ou au capital des deux autres sociétés concernées.

Jusqu’à la modification de ces règles en 2004, il était présumé qu’il n’y avait pas d’avantage potentiel, au sens de cette législation, pour l’une des parties concernées lorsque l’autre partie à la transaction était également assujettie à l’impôt au Royaume-Uni et qu’un certain nombre d’autres conditions étaient remplies.

En 2004, lesdites règles ont été modifiées en ce sens qu’elles s’appliquent même si les deux parties à la transaction sont assujetties à l’impôt au Royaume-Uni.

Ainsi, en d’autres termes, entre 1995 et 2004, les intérêts versés entre les membres d’un même groupe de sociétés étaient qualifiés de bénéfices distribués pour autant qu’ils dépassaient ce qui aurait été payé en l’absence de relations spéciales entre les sociétés. Toutefois, ces règles ne s’appliquaient pas lorsque les deux sociétés étaient soumises à l’impôt sur les sociétés au Royaume-Uni.

La législation relative à la sous capitalisation et le droit communautaire

À la suite d’un arrêt de la Cour de justice de 2002[1] concernant les règles allemandes relatives à la sous-capitalisation, certains groupes de sociétés ont introduit des demandes en restitution et/ou en compensation concernant les désavantages fiscaux qui auraient résulté de l’application à leur égard de la législation britannique. Chacun de ces groupes a une filiale résidente au Royaume-Uni et s’est vu accorder un prêt par une société établie dans un autre État membre.

Les recours ont été regroupés dans un litige du type « group litigation » au titre de la sous-capitalisation (Thin Cap Group Litigation). La High Court a choisi comme affaires pilotes les affaires concernant des groupes Lafarge et Volvo (ayant une société mère dans un État membre) et Caterpillar et PepsiCo (ayant une société mère dans un pays tiers). La High Court a posé à la Cour de justice plusieurs questions relatives à la compatibilité des règles sur la sous-capitalisation avec le droit communautaire, notamment au regard de la liberté d’établissement[2].

Il s’agit, d’une part, de prêts octroyés à une société résidente du Royaume-Uni par une société établie dans un autre État membre, ces deux sociétés appartenant au même groupe de sociétés à la tête duquel se trouve une société mère établie dans ce dernier État. Tel est le cas de certaines de ces affaires «pilotes», à savoir celles relatives aux groupes Lafarge et Volvo, dans lesquelles la société prêteuse et la société mère sont établies dans un même État membre, en l’occurrence respectivement en France et en Suède.

D’autre part, certaines desdites affaires «pilotes» concernent une société résidente du Royaume-Uni appartenant à un groupe de sociétés à la tête duquel se trouve une société mère établie dans un pays tiers, à savoir les États-Unis d’Amérique, et qui s’est vu accorder un prêt par une autre société du même groupe résidant, quant à elle, soit dans un autre État membre (cas d’un premier type de demandes du groupe Caterpillar, relatives à un prêt accordé par une société prêteuse établie en Irlande), soit dans un pays tiers (cas d’un second type de demandes du groupe Caterpillar, relatives à un prêt accordé par une société prêteuse établie en Suisse), ou encore, dans un autre État membre mais opérant à travers une succursale résidente d’un pays tiers (cas du groupe PepsiCo, dans lequel la société prêteuse est située au Luxembourg, tout en opérant par une succursale établie en Suisse).

Selon la décision de renvoi, certaines sociétés demanderesses ont converti une partie de ces prêts en fonds propres afin d’éviter que, en vertu de la législation en vigueur au Royaume-Uni, les intérêts payés sur le solde desdits prêts soient qualifiés de bénéfices distribués. Certaines des demanderesses au principal ont conclu un accord avec l’administration fiscale du Royaume-Uni sur la façon dont serait appliquée cette législation, accord qui fixait les conditions sous lesquelles cette administration fiscale allait évaluer les prêts à octroyer au sein du groupe de sociétés au cours des années à venir.

À la suite de l’arrêt Lankhorst-Hohorst, précité, les demanderesses au principal ont introduit des demandes en restitution et/ou en compensation concernant les désavantages fiscaux qui auraient résulté de l’application à leur égard de la législation du Royaume-Uni, dont, notamment, le surplus d’impôt sur les sociétés payé à la suite de la décision de l’administration fiscale du Royaume-Uni de ne pas admettre, en déduction de leurs bénéfices imposables, les intérêts versés et/ou de limiter une telle déduction, ainsi que le surplus d’impôt ayant résulté de la conversion, par ces sociétés, de fonds empruntés en fonds propres.

Dans ces conditions, la High Court of Justice (England & Wales), Chancery Division, a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour un certain nombre de questions préjudicielles.

À titre liminaire, la Cour rappelle que, même si la fiscalité directe relève de la compétence des États membres, ils doivent toutefois exercer celle-ci dans le respect du droit communautaire.

Dès lors que les règles sur la sous-capitalisation s’appliquent uniquement à des situations où la société prêteuse a une influence certaine sur la société emprunteuse ou est elle-même contrôlée par une société ayant une telle influence, ces règles doivent être examinées uniquement à la lumière de la liberté d’établissement.

La Cour note que le fait de qualifier de bénéfices distribués, les intérêts versés à une société apparentée est susceptible d’alourdir la charge fiscale de la société emprunteuse. Cet alourdissement vient non seulement du fait que le bénéfice imposable ne peut être réduit du montant des intérêts versés, mais également du fait que la société emprunteuse peut être redevable de l’impôt anticipé sur les sociétés.

La Cour constate que les dispositions britanniques relatives à la sous-capitalisation introduisent une différence de traitement entre sociétés emprunteuses résidentes selon le lieu du siège de la société prêteuse et que la position fiscale d’une société qui verse des intérêts à une société non-résidente est moins avantageuse. En conséquence, les règles britanniques relatives à la sous-capitalisation constituent une restriction à la liberté d’établissement.

La Cour rappelle qu’une mesure nationale restreignant la liberté d’établissement peut être justifiée lorsqu’elle vise spécifiquement les montages purement artificiels, dépourvus de réalité économique, dont le but est d’éluder l’impôt normalement dû. La législation britannique, en empêchant la pratique de sous-capitalisation, est propre à atteindre cet objectif.

Néanmoins, pour être justifiée, la législation ne doit pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre l’objectif de prévention des pratiques abusives (principe de proportionnalité).

Dans ce contexte, une législation nationale doit être considérée comme proportionnelle si, en premier lieu le contribuable est mis en mesure, sans être soumis à des contraintes administratives excessives, de produire des éléments concernant les raisons commerciales pour lesquelles une transaction a été conclue et, en second lieu si la requalification des intérêts versés en bénéfices distribués se limite à la fraction de ces intérêts qui dépasse ce qui aurait été convenu en l’absence de relations spéciales entre les parties.

La Cour estime que, entre 1988 et 1995 la législation britannique n’a pas rempli ces conditions pour les cas où une convention de double imposition n’était pas applicable.

En revanche, pour les cas où une convention de double imposition était applicable, et entre 1995 et 2004, la seconde condition est bien remplie.

Dans ce contexte, il incombe à la juridiction nationale de déterminer si la législation britannique remplit la première condition en permettant aux sociétés concernées de produire des éléments concernant les raisons commerciales pour les transactions concernés.

La Cour ajoute que la liberté d’établissement ne s’applique pas à la mise en oeuvre des règles sur la sous-capitalisation dans une situation où la société mère réside dans un pays tiers.

Finalement, la Cour rappelle que, lorsqu’un État membre a prélevé des taxes en violation des règles du droit communautaire, les justiciables ont droit au remboursement de l’impôt indûment perçu et des montants payés en rapport direct avec cet impôt.

Toutefois, les autres coûts qui ne sont pas directement liés à l’impôt, mais résultant de décisions prises par les sociétés, par exemple lorsque le préjudice subi par une société provient du fait qu’elle a substitué un financement par des fonds propres à des capitaux empruntés, ne relèvent pas de cette catégorie. Concernant ces coûts, il incombe à la juridiction nationale de déterminer s’ils constituent des pertes financières subies en raison d’une violation du droit communautaire imputable au Royaume-Uni.

Dans ce contexte, pour déterminer si la violation est suffisamment grave afin d’engager la responsabilité d’un État membre, la juridiction nationale doit tenir compte du fait que, dans un domaine tel que la fiscalité directe, les conséquences découlant des libertés de circulation garanties par le traité ne se sont révélées que graduellement et qu’en effet, jusqu’à l’arrêt Lankhorst-Hohorst de 2002, le problème de la sous-capitalisation n’avait pas encore été traité par la Cour.

Il est repris ci-après le texte exact du « Par ces motifs » de la Cour (grande chambre)[3]:

«1) L’article 43 CE s’oppose à une législation d’un État membre qui restreint la possibilité pour une société résidente de déduire, à des fins fiscales, les intérêts versés en rémunération de fonds empruntés à une société mère, directe ou indirecte, résidente d’un autre État membre ou à une société résidente d’un autre État membre contrôlée par une telle société mère, sans soumettre à cette restriction une société résidente ayant emprunté des fonds à une société également résidente, sauf si, d’une part, cette législation se base sur un examen d’éléments objectifs et vérifiables permettant d’identifier l’existence d’un montage purement artificiel à des seules fins fiscales en prévoyant la possibilité pour le contribuable de produire, le cas échéant et sans être soumis à des contraintes administratives excessives, des éléments concernant les raisons commerciales sous-jacentes à la transaction en cause et, d’autre part, lorsque l’existence d’un tel montage est établie, ladite législation ne qualifie ces intérêts de bénéfices distribués que dans la mesure où ils excèdent ce qui aurait été convenu dans des conditions de pleine concurrence.

2) Une législation d’un État membre telle que celle visée à la première question ne relève pas de l’article 43 CE lorsqu’elle s’applique à une situation dans laquelle une société résidente se voit accorder un prêt par une société résidente d’un autre État membre ou d’un pays tiers qui, elle-même, ne contrôle pas la société emprunteuse et lorsque ces deux sociétés sont contrôlées, directement ou indirectement, par une société apparentée commune résidant dans un pays tiers.

3) En l’absence de réglementation communautaire, il appartient à l’ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire, y compris la qualification des actions engagées par les personnes lésées devant les juridictions nationales. Celles-ci sont néanmoins tenues de garantir que les justiciables disposent d’une voie de recours effective leur permettant d’obtenir le remboursement de l’impôt indûment perçu et des montants payés à cet État membre ou retenus par celui-ci en rapport direct avec cet impôt. S’agissant d’autres préjudices qu’aurait subis une personne en raison d’une violation du droit communautaire imputable à un État membre, ce dernier est tenu de réparer les dommages causés aux particuliers dans les conditions énoncées au point 51 de l’arrêt du 5 mars 1996, Brasserie du Pêcheur et Factortame (C-46/93 et C-48/93), sans que cela exclue que, sur le fondement du droit national, la responsabilité de l’État puisse être engagée dans des conditions moins restrictives.

Lorsqu’il s’avère que la législation d’un État membre constitue une entrave à la liberté d’établissement prohibée par l’article 43 CE, la juridiction de renvoi peut, afin de déterminer les préjudices indemnisables, vérifier si les personnes lésées ont fait preuve d’une diligence raisonnable pour éviter ces préjudices ou en limiter la portée et si, notamment, elles ont utilisé en temps utile toutes les voies de droit qui étaient à leur disposition. Toutefois, afin d’éviter que l’exercice des droits que l’article 43 CE confère aux particuliers soit rendu impossible ou excessivement difficile, la juridiction de renvoi peut déterminer si l’application de cette législation, combinée, le cas échéant, aux dispositions pertinentes des conventions préventives de la double imposition, aurait en toute hypothèse conduit à l’échec des prétentions des demanderesses au principal auprès de l’administration fiscale de l’État membre concerné».

 

Françoise FONTANEAU VANDOREN

Avocat aux Barreaux de Nice et Bruxelles

Docteur en Droit

 

[1] Arrêt du 12 décembre 2002 – Affaire C-324/00 Lankhorst-Hohorst

[2] Affaire C 524/04 – 13 mars 2007

[3] Source:  http://curia.europa.eu – num aff=C-524/04

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