Article publié dans la Revue « Fiscalité Européenne et Droit International des Affaires » 1999/3
Le Traité de Rome ne renferme aucune disposition qui traite du travailleur migrant1 en tant que contribuable ni n’organise, a fortiori, son statut fiscal. Ceci se justifie en réalité par le fait que la Communauté européenne n’est pas un Etat qui perçoit directement des recettes fiscales. Il en résulte que la relation du travailleur migrant contribuable ne sera pas celle qui existe entre celui-ci et son Etat, qui demeure souverain notamment en matière de fiscalité directe2. La compétence de la Communauté se résume seulement en une compétence d’encadrement des fiscalités nationales par le biais de principes généraux, à savoir le principe de libre circulation et le principe de non-discrimination.
C’est la Cour de Justice, par ailleurs, qui en vertu du recours en manquement de l’article 171 ou du recours en interprétation permis par l’article 177, va puiser dans le Traité et les textes communautaires les règles en vertu desquelles elle peut déclarer illicites toutes les pratiques nationales qui n’obéissent pas aux règles communautaires.
La liberté de circulation des travailleurs est affirmée dans les articles 48 à 51 du Traité de Rome qui forment le chapitre premier du titre trois de la troisième partie qui est consacré aux politiques de la Communauté.
L’article 3 du Traité affirme le principe de libre circulation en ce qu’il prévoit que «  l’action de la Communauté comporte … un marché intérieur caractérisé par l’abolition entre les Etats membres, des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux « .
L’article 48 du Traité s’analyse, donc, comme la mise en œuvre du principe de libre circulation des personnes en ce qui concerne les travailleurs.
Conformément à cet article, et d’après ce que prévoit l’article 49 CE, le Conseil a pris les mesures nécessaires en vue de réaliser progressivement la libre circulation des travailleurs.
A cet effet, le Conseil a adopté, le 25 mars 1964, le règlement n° 38/64 relatif à la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté3, qui remplace le règlement n° 15 du 16 août 1961 relatif aux premières mesures qui avaient été prises pour cette réalisation4.
Enfin, et conformément aux dispositions des articles 48 et 49 CE qui prévoient que le Conseil et la Commission prennent les mesures nécessaires pour supprimer progressivement, avant l’expiration de la date transitoire (prévue pour le 31 décembre 1969), les obstacles à la libre circulation des travailleurs, le Conseil a adopté, le 15 octobre 1968, le règlement n° 1612/685.
Ce règlement, dont l’entrée en vigueur était le 8 novembre 1968 et qui élimine la plupart des entraves à la libre circulation des travailleurs6, a été en effet la dernière étape de la période transitoire dans la réalisation de la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté7 relative aux conditions d’accès aux postes d’administration ou de direction d’une organisation syndicale.
Par ailleurs, la deuxième partie du règlement n° 1612/68 relative à la mise en contact et à la compensation des offres et des demandes d’emploi, a été modifiée par le règlement n° 2434/92 du 27 juillet 19928.
En outre, Il faut noter que, dès la fin de la période transitoire, la Cour de Justice a reconnu l’effet direct de l’article 48, dans la mesure où il peut être invoqué, depuis le 1er janvier 1970, par les particuliers qui peuvent ainsi s’en prévaloir devant les juridictions nationales9.
Par ailleurs, l’article 48 du Traité constitue, dans le domaine particulier de la libre circulation des travailleurs, la mise en œuvre et l’application du principe général et fondamental de non-discrimination en raison de la nationalité, qui est prévu à l’article 6 du traité (ancien article 7).
Selon une jurisprudence constante, la disposition de cet article n’a vocation à s’appliquer de façon autonome que dans des situations régies par le droit communautaire pour lesquelles le Traité ne prévoit pas de règle spécifique de non-discrimination10.
L’article 48, paragraphe 2, prévoit «  l’abolition de toute discrimination, fondée sur la nationalité entre les travailleurs de Etats membres, en ce qui concerne l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail « . Le principe de non-discrimination en raison de la nationalité entre les travailleurs des Etats membres de la Communauté trouve, dès lors, sa base juridique directement dans cet article11.
Les discriminations fondées sur la nationalité se trouvent également interdites, aussi bien par l’article 52 relatif à la liberté d’établissement que par l’article 59 concernant la libre prestation de services.
On peut par ailleurs envisager le cas de la combinaison des deux hypothèses de détachement de travailleurs et de prestation de services. C’est le cas lorsqu’une entreprise, dans le cadre d’une prestation de services transnationale, détache un travailleur sur le territoire d’un Etat membre.
Cette hypothèse est régie par la directive 96/71 CE du Parlement européen et du Conseil du 16 décembre 1996 concernant le détachement de travailleurs dans le cadre d’une prestation de services12.
Le principe de non-discrimination est aussi mis en Å“uvre dans l’article 7, paragraphe 1, du règlement n° 1612/68 qui dispose : «  le travailleur ressortissant d’un Etat membre ne peut, sur le territoire des autres Etats membres, être, en raison de sa nationalité, traité différemment des travailleurs nationaux, pour toutes conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération … « 13.
La Cour de Justice a bien fait remarquer14 que ces règles de non-discrimination prohibent toutes formes dissimulées de discrimination et non seulement les discriminations ostensibles.
Le juge communautaire a pris la peine également de constater qu’une discrimination existe à partir du moment où, pour des situations similaires, il y a eu application de règles différentes ou application de la même règle à des situations différentes.
Il en résulte qu’en matière de libre circulation des personnes, en général, et des travailleurs en particulier, le principe de non-discrimination, dit aussi principe d’égalité de traitement, revêt une importance capitale tant dans son application générale résultant de l’article 6 du Traité que dans son application particulière pour les travailleurs, issue de l’article 48 du Traité et de l’article 7 du règlement n° 1612/68.
Il est donc assez évident que les travailleurs y ont le plus souvent recours pour faire valoir leur droit à la libre circulation à l’intérieur de la Communauté.
En matière de fiscalité directe des ressortissants de la Communauté, c’est l’impôt sur les revenus des personnes physiques, impôt le plus représentatif de la souveraineté des Etats, qui fournit à la Cour de Justice les occasions de préciser l’applicabilité du principe de non-discrimination à cet égard et d’en déterminer la portée15.
Le juge communautaire prend le soin de reconnaître à cet effet que, bien que la matière des impôts directs ne relève pas en tant que telle et en l’état actuel du droit communautaire de la compétence de la Communauté, les Etats sont néanmoins dans l’obligation de respecter, dans l’exercice de cette compétence qu’ils détiennent, les règles communautaires d’encadrement de cette compétence.
Ces règles sont matérialisées par l’article 48, paragraphe 2, du Traité qui interdit les discriminations entre les travailleurs des différents Etats membres, notamment en matière de rémunération.
En application de ce principe, la Cour de Justice16 renvoie à maintes reprises à l’article 7, paragraphe 2, du règlement 1612/68 qui implique une obligation selon laquelle les travailleurs ressortissants d’un Etat membre doivent bénéficier, sur le territoire d’un autre Etat membre, des mêmes avantages fiscaux que les travailleurs nationaux qui se trouvent dans la même situation.
L’expression » même situation » pourrait induire que, pour que l’on puisse se prévaloir d’une discrimination, il faut être en présence d’une identité de situation. Si c’est bien le cas, il faut donc exclure du bénéfice de la disposition les travailleurs qui, sans se trouver dans une situation identique, sont néanmoins dans une situation analogue, comparable ou similaire.
Il semble que cette position n’est pas celle qui est retenue par la Cour de Justice dans la mesure où le juge communautaire se situe à un niveau moins contraignant en considérant qu’une discrimination peut consister dans l’application de règles différentes à des situations comparables (ou dans l’application de la même règle à des situations différentes)17.
Par conséquent, dès lors que les contribuables, étrangers ou nationaux, résidents ou non résidents, se trouvent dans des situations non comparables, fussent-elles plus favorables pour les uns que pour les autres, la différence du traitement fiscal, eu égard à des considérations objectives, peut donc se justifier18 et ne peut donc tomber sous le coup de l’article 48 du traité ou de l’article 7 du règlement 1612/68.
C’est le cas, par exemple, lorsqu’il s’agit d’un non-résident, dans la mesure où c’est au centre de ses intérêts personnels et patrimoniaux que la prise en considération de l’ensemble de ses revenus et de sa situation personnelle et familiale peut facilement s’apprécier.
Dans l’arrêt Schumacker, le juge en conclut donc que l’article 48 ne s’oppose pas, en principe, à l’application d’une réglementation d’un Etat membre qui impose le non-résident occupant un emploi salarié dans cet Etat plus lourdement sur ses revenus que le résident qui occupe le même emploi19.
Par ailleurs, il faut noter que lorsque l’impôt retenu à la source sur les salaires vaut acquittement de l’impôt dû sur les revenus salariaux, le non-résident doit bénéficier des procédures de régularisation annuelle des retenues à la source et, quand il s’agit d’une liquidation par l’Administration des revenus d’origine salariale, des éléments de l’assiette20 qui pourraient entraîner un remboursement partiel de l’impôt retenu à la source21.
La différence de traitement fiscal peut en outre se justifier par la nécessité de préserver la cohérence du régime fiscal. Tel est le cas dans l’hypothèse où le contribuable non-résident dispose de la possibilité de déduire de ses revenus professionnels les cotisations d’assurance contre la vieillesse et le décès prématuré, ainsi que les cotisations d’assurance complémentaire contre la maladie dans la mesure où l’Etat ne peut savoir s’il va ou non percevoir l’impôt prévu sur les sommes dues par les assurances établies dans les autres Etats membres à partir du moment où ces sommes constituent un revenu imposable22.
La possibilité de dérogation, par les Etats membres, aux règles de droit communautaire en général, et au principe de non-discrimination en particulier, ne peut se justifier par un argument tiré par l’Etat d’emploi des difficultés d’ordre administratif ou technique pour la prise en compte dans l’Etat où l’activité est exercée de la situation personnelle et familiale du non-résident.
En effet, les Etats ne peuvent plus s’appuyer sur cet argument depuis que la possibilité d’obtenir des informations nécessaires a été facilitée par la directive 77/799/CEE du Conseil du 19 décembre 1977 concernant l’assistance mutuelle des autorités compétentes des Etats membres dans le domaine des impôts directs23.
Quoi qu’il en soit, les limites à la libre circulation des travailleurs résultant des mesures nationales ne doivent pas, pour être justifiées, outrepasser les principes généraux suivants24 :
– S’appliquer de manière non discriminatoire.
– Se justifier par des raisons impérieuses d’intérêt général.
– Etre propres à garantir l’objectif qu’elles poursuivent.
– Satisfaire à la condition de proportionnalité en ce sens qu’elles ne doivent pas aller au-delà de ce qui est nécessaire pour atteindre leur objectif.
Notons, enfin, qu’une proposition de directive a été présentée par la commission concernant l’harmonisation des dispositions relatives à l’imposition des revenus en relation avec la libre circulation des travailleurs à l’intérieur de la Communauté25.
Néanmoins, le Conseil n’a pas donné suite à cette proposition qui a été finalement retirée par la Commission en 1992.
La Commission a cependant adressé aux Etats membres, le 21 décembre 1993, une recommandation relative à l’imposition de certains revenus obtenus par des non-résidents dans laquelle elle leur demande de ne pas frapper les revenus des non-résidents par une imposition plus lourde que celle qui frappe les revenus des contribuables résidents, à partir du moment où les revenus imposables représentent un taux d’au moins 75 % du revenu total du contribuable.
Pour conclure, on peut considérer que, bien que le statut du travailleur migrant en tant que contribuable soit loin d’être « communautarisé », il est toutefois très protégé par les règles d’encadrement communautaires du pouvoir des Etats et par l’œuvre du juge communautaire qui, en outre, offre la possibilité aux contribuables ainsi lésés par les pratiques nationales de demander la réparation du préjudice qu’ils auraient subi26.
NOTES
1 La notion de travailleur revêt une signification particulière dans ce contexte. En effet, selon la jurisprudence communautaire, «  Doit être considérée comme un travailleur au sens de l’article 48 du traité et du règlement n° 1612/68 la personne qui accomplit, pendant un certain temps, en faveur d’une autre et sous la direction de celle-ci, des prestations en contrepartie desquelles elle perçoit une rémunération : Voir CJCE, 12 mai 1998, aff. C-336/96, Epoux Robert GILLY, Rec., 1998, p. 2823.
2 Ceci ne veut pas dire qu’en matière de fiscalité indirecte, c’est à dire la TVA et les accises, que les Etats ont transféré leurs souverainetés fiscales à la communauté. Cette compétence reste nationale mais elle est subordonnée au droit communautaire en raison de l’harmonisation fiscale qui s’est dessinée notamment en matière de TVA.
3 Règlement n° 38/64 CEE : JOCE n° 62, 17 avril 1964, p. 965.
4 Règlement n° 15 : JOCE n° 57, 26 août 1961, p. 1073.
5 Règlement n° 1612/68 : JOCE n° L 257, 19 octobre 1968, p. 2, rectificatif au JOCE n° L 295, 7 décembre 1968, p. 12.
6 Ce règlement s’est substitué au règlement n° 38/64 CEE.
7 Ce règlement a été modifié par le règlement n° 312/76 du 9 février 1976, JOCE n° L 39 14 février 1976, p. 2.
8 JOCE n° L 245, 26 août 1992, p. 1.
9 CJCE, 4 avril 1974, aff. 167/73, Commission c./ France, Rec., 1974, p. 1405.
10 CJCE, 25 juin 1997, Mora Romero, C-131/96, Rec. p. I-3659, point 10.
11 Le règlement 1612/68 venait d’ailleurs confirmer dans son article 7 ce principe de non-discrimination en interdisant tout traitement différencié entre les ressortissants «  pour toutes les conditions d’emploi et de travail, notamment en matière de rémunération, de licenciement et de réintégration professionnelle s’il est tombé en chômage « . D’après le même règlement, la libre circulation doit être reconnue indifféremment aux travailleurs permanents frontaliers et à ceux qui exercent leur activité à l’occasion d’une prestation de service.
12 Directive 96/71 CE du 16.12.1996, JOCE L 18/1du 21 janvier 1997.
13 L’article 4 du même règlement déclare «  nulle de plein droit » toute clause de convention collective ou individuelle ou d’autre réglementation collective portant sur l’accès à l’emploi, la rémunération et les autres conditions de travail et de licenciement dans la mesure où elle prévoit ou autorise des conditions discriminatoires à l’égard des travailleurs ressortissant des autres Etats membres « .
14 CJCE, 12 février 1974, aff. 152/73, SOTGIU, Rec., 1974, p. 153 ; CJCE, 12 juillet 1979, aff. 237/78, TOJA, Rec., 1979, p. 2645 ; CJCE, 30 mai 1989, aff. 33/88, ALLUE, Rec., 1989, p. 1591 ; CJCE 23 février 1994, aff. C-419/92, SCHOLZ, Rec., 1994 –I, p. 517 ; CJCE 14 février 1995, aff ; 279/93, SCHUMACKER, Rec., 1995-I, p. 245.
15 CJCE, 8 mai 1992, aff. C-204/90, BACHMANN, Rec., 1992-I, p. 249 ; CJCE, 26 janvier 1993, aff. C-112/91, WERNER, Rec., 1993-I, p. 429 ; CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité ; CJCE, 11 août 1995, aff. C-80/94, WELOCKS, Rec., 1995-I, p. 2493, CJCE., 27 juin 1996, aff. C-107/94, Asscher.
16 CJCE, 8 mai 1990, aff C-175/88, BIEHL, précité, point 12 ; CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 20 et s.
17 CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 30. Voir aussi pour un exemple précis CJCE, 26 janvier 1999, aff. C-18/95, TERHOEVE, Rec., 1999, p. I-374, point 42 : «  l’article 48 du traité s’oppose à ce qu’un Etat membre perçoive d’un travailleur ayant transféré en cours d’année sa résidence d’un Etat membre dans un autre pour y exercer une activité salariée des cotisations d’assurances sociales plus lourdes que celles qui seraient dues, dans des circonstances analogues, par un travailleur qui aurait conservé pendant toute l’année sa résidence dans l’Etat membre en question … « .
18 CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 34 ; CJCE, 26 janvier 1993, aff. C-112/91, WERNER, Rec., 1993-I, p. 429.
19 CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 35.
20 Il en est ainsi des frais professionnels, des dépenses exceptionnelles ou les charges dites «  extraordinaires « .
21 CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 3.
22 Le désavantage fiscal ne peut par contre être justifié par le principe de cohérence fiscale dès lors que le contribuable ne reçoit pas de revenu significatif dans l’Etat de résidence et tire l’essentiel de ses revenus imposables d’une activité exercée dans l’Etat d’emploi : voir à cet effet CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 40 à 42.
23 JOCE, 27 décembre 1977, n° L 336, p. 15. Voir à cet effet CJCE 14 février 1995, aff. C-279/93, SCHUMACKER, précité, point 44 et 45 ; CJCE, 26 janvier 1999, aff. C-18/95, TERHOEVE, Rec., p. 391 point 45.
24 CJCE, 31 mars 1993, aff. C-19/92, KRAUS, Rec., 1993-I, p. 1689, point 32.
25 JOCE, 26 janvier 1980, n ° C 21, p. 6.
26 Cf. CJCE., 5 mars 1996, Brasserie du pécheur et Factortame Ltd. et autres, aff. jointes c-46/93 et c-48/93, Rec., p. I-1029, point 32 ; CJCE., 26 mars 1996, British télécommunication, aff. c-392/93, Rec., p. I-1631, point 38 ; CJCE., 23 mai 1996, hedley Lomas Ltd., aff. c-5/94, Rec., p. I-2553, point 31.